Pour votre âge

Aujourd’hui, j’ai été abordée dans la rue par un « jeune ». Faisant une pause dans sa partie de foot, il m’a dit : « Madame, vous êtes d’une beauté… divine ! ». Sérieusement, j’étais hyper surprise et jouasse, d’autant que je ne me sentais pas vraiment divine à ce moment précis, ployant sous le poids de mon vieux tote-bag, le cheveu chelou. Pleine de gratitude, un rayon de soleil printanier venant parfaire ce bel échange inattendu, je lui adressai en le regardant droit dans les yeux un joyeux : « Rhooo, merci ! ». Avant qu’il ne plante lui aussi son regard dans le mien et rétorque, enthousiaste et sûr de me satisfaire plus encore : « Nan mais sérieux pour votre âge… ». Je ne le laissai pas finir et, prise d’un fou rire nerveux, m’enfuis vers le métro Pont de Levallois en priant pour qu’il ne développe pas son propos ou que ses amis ne commentent pas eux aussi cet angle de vue.

Pour votre âge.

Merde… Assise dans le wagon, je pris brutalement conscience que j’étais passée du côté obscur du « pour votre âge », notion-barrière que j’ai toujours honnie, même lorsque j’étais loin d’avoir un âge signifiant. « Elle est encore très bien, pour son âge » : ce concept visant à minimiser un compliment physique, à l’encontre d’une femme évidemment, pour expliquer qu’on n’est franchement pas dupe du fait que la personne n’est tout de même plus de première jeunesse, m’a toujours profondément exaspérée. Comme si la beauté s’encombrait de telles considérations. Mais ce qui me surprit plus encore, c’est de me rendre compte que j’aurais été moi-même bien incapable de donner un âge à mon complimenteur-agresseur. Quinze ? Dix-huit ? Vingt-cinq ans ? Je n’en avais absolument aucune idée. Et c’était là le pire. Car lorsqu’un individu ne parvient plus à dater ses pairs, c’est que pour le coup, il est vraiment vieux. Ce moment coïncide souvent avec cet état qui lui fait croire que, ne sachant bien lui-même quel âge ont les autres, ceux-ci ne savent pas non plus quel âge il a lui. Ce qui est faux, évidemment.

Je me souviens aujourd’hui encore avec effroi de ces monos de colos qui, du haut de leurs trente berges mollassonnes bien tapées, nous disaient : « Han mais tu peux me tutoyer, hein, je suis pas si vieux. » Et de la pensée qui nous venait tous alors immédiatement : « Euh si, mec, tu ES vieux. Tu es un putain d’adulte. Qui s’habille comme un enfant, ce qui est pire encore. » Ou de ces profs qui voulaient qu’on les appelle par leurs prénoms, vieux jeunes un peu pitoyables qui s’agrippent désespérément à ce minuscule lien qui s’érode entre leur génération et les suivantes.

Et puis j’ai décidé de me focaliser sur le « beauté divine ». Divine, merde. Même si c’était « pour mon âge », c’était pas si mal. On n’avait pas le même âge, c’était fatalement vrai, même si j’aurais pu sans rougir shooter dans ce foutu ballon s’il avait atterri dans mes pieds, ou taper le bout de gras avec ces jeunes échoués là entre deux cours, me reconnectant en une fraction de seconde à la matrice de mon adolescence à mon sens pas si lointaine. Ouais, j’aurais pu sécher l’espagnol, fumer une clope et minauder avec ces jeunes trop jeunes qui n’auraient pas compris que je dois remplir chaque année une putain de feuille d’impôts, passer un entretien annuel d’évaluation, nettoyer le caca d’autrui, parfois, et que j’ai surtout cessé de me balader en bande depuis longtemps. Parce que c’est la vraie différence entre eux et nous, les « pour votre âge », qui ne nous croisons plus que pour de rapides dîners, des brunchs bruyants et des lolilol sur Facebook plutôt que de laisser s’étirer le temps tous ensemble sur l’asphalte une après-midi de printemps, partageant le simple plaisir d’être ensemble, avec la certitude que le lendemain, ce sera pareil. Et le surlendemain aussi. Et de prendre le temps de regarder passer les mères de famille pressées et les complimenter.