Tellement proches

On nous aura privé de pas mal de trucs. Comme ça, paf, du jour au lendemain. De nos amis, de nos ainés, de notre liberté. De nos cinés, de vos copains, de vos récrés, de mes dîners, de nos sorties, de nos vacances, de vos compètes, de vos goûters, de nos restaus, de vos kermesses et de plein de trucs que les familles aiment faire, avec ou sans les autres, quand s’installe le printemps.

Mais on se sera adaptés. Jour après jour. A ce qui nous semblait inconcevable, peut-être invivable. On aura compté, lu, écrit, divisé, épelé, cousu, cuisiné, pétri, sucré, attendu, observé, planté, colorié, rangé, rigolé, gueulé que naaaaaan c’est pas juuuuste pourquoi c’est toujours LUI qui gagne grrr ?, nettoyé, visionné, découpé, collé, classé, débriefé, bitché. Oui, on se sera levés chaque matin avec l’absolue certitude de notre présence à tous les quatre, derrière notre porte close, pour les heures à venir, les jours, les semaines. Et l’amour aura gonflé comme les pétrins qu’on n’aura pas arrêté de confectionner pour une raison à ce jour restée inexpliquée. On se sera découverts et offerts aux autres comme peut-être on ne l’aurait jamais fait sans cet inconcevable kidnapping de nos existences individuelles, qui ne se nouaient finalement que soir et matin, s’entortillaient autour du frigo, d’un café rapidement avalé, d’un bisou vite expédié avant de se quitter pour toute la journée. Ca a été l’école ? Ouais…

On aura joué les uns pour les autres tous les rôles désormais laissés vacants par leurs acteurs confinés. Le BFF, le prof, le confident, la meilleure copine – ça va maman ? mais t’es sûre hein, ça va ? L’animateur, le consolant, le pote péteur, le pote gameur. Ouah Brawl stars grave bien sûr mon amour, c’est TROP bien (sic). On aura fait en deux mois plus de Unos, de puissance 4, de dominos, de riz au lait, de Legos, de Kaplas, de Koh-Lanta que dans toute la vie de famille qui nous était originellement destinée. On aura empilé tant de souvenirs rien qu’à nous, de private jokes, de reliques complices qui nous lieront à jamais, comme si nous étions pour toujours soudés par un secret. Et c’est probable que nous le serons.

Oui, on nous aura volé tant de choses. Mais est-ce que nous, on n’aura finalement pas chapardé ces moments-là au train-train qui passe toujours trop vite ? Cette proximité dingue absolument pas prévue au programme, c’est quand même un chouette cadeau bonus, ou plutôt la larme de miel qui fait glisser le medoc dégueu écrasé dans la cuillère à café. Et ça qui sait, lorsque la vie nous rendra finalement nos bonheurs d’antan, oui lorsque nous pourrons enfin empoigner, embrasser, voyager, regarder à nouveau loin, très loin de la porte close de notre foyer, qui sait, peut-être que tout ça me manquera. Parce que putain, on aura été tellement proches.

La « vie » entre guillemets

Alors c’était ça. On s’y attendait. Comme souvent. Mais quoi. Ce « déconfinement », finalement, qu’est-ce que ça va changer ? A partir du 11 mai, on pourra, donc, « sur la base du volontariat » – c’est jamais bon, cette expression, quand les gens l’emploient. Ca sonne un peu comme « à vos risques et périls », enfin – mettre quelques-uns de nos enfants à l’école. Et pendant ce temps-là, faire des tours dans le quartier. Sans attestation. Yeah, rock n’roll. Des grands tours, même. De 1 à 99 kilomètres. Tout de suite, c’est à peu près tout. Puisque les restaus, les bars, les théâtres et les cinés resteront fermés. Qu’on devra couvrir nos visages pour à peu près tout, et attendre bêtement chez nous devant Netflix que la vie économique veuille bien reprendre du service, à moins bien sûr que la crise sanitaire ne regagne du terrain et nous réenferme tous dans notre « vie » des derniers mois. Mais non, soyons optimistes et voyons plus loin. Juin. En juin, donc, on pourra appeler une copine pour boire un coup à la terrasse d’un café. Et ça c’est cool. Enfin, si on est du genre à aimer les crêpes sans gluten, les hamburgers au tofu, la bière sans alcool ou les kouign-amans à la margarine. Oui parce que bon, je nous imagine avec ma copine, calées chacune devant une plaque en plexi, soulevant nos masques lavables à chaque gorgée de vin, hurlant sous nos baillons à travers le guichet amovible pour kiffer ensemble les premiers rayons estivaux, peut-être les seuls éléments un peu réels de ce simulacre de petit bonheur tout simple. Nos « voisins » de beuverie seront à des mètres de nous, même pas moyen de mater qui se planque sous le bandana. Idem au restau, où on sera si « heureux » de retrouver le plaisir incomparable de « partager » un bon repas tendu de loin par des serveurs apeurés, trinquant facticement comme au parloir (cling !), agrippant désespérément la frontière de plastique qui nous séparera désormais parce que ça n’est plus « raisonnable ». Un par un, à la bibli, chez le primeur, le boulanger, et même à la plage. Sur les croix au sol, les gommettes, droits comme des « i », on poireautera sagement les uns derrière les autres, pas trop près, non. Pour grignoter, vite, des petits bouts de cette vie entre guillemets avant que l’hiver ne nous rattrape ? Est-ce qu’on fera semblant d’être heureux, aussi ? Ou est-ce qu’on kiffera vraiment ces retrouvailles au compte-goutte, comme on croque discrétos dans le gâteau de son mec en plein régime, tiraillée entre la culpabilité et l’envie de se vautrer franchement dans cette belle grosse part, d’ouvrir les vannes, de laisser s’engouffrer la liberté totale, l’absence de toute limite qui nous ramène toujours à l’euphorie inoubliable d’émancipation lorsque, devenu adulte, on jouit enfin de son autonomie après des années de soumission parentale ?

Pour ma part, je me suis toujours demandée pourquoi les vegans cherchaient à retrouver le « vrai goût du burger » avec des simulacres de viande habilement reconstituée. Pourquoi ils ne gambadaient pas plutôt gaiment dans leur nouveau périmètre de droits plutôt que de chercher à reconstituer des semblants de plaisirs désormais interdits. Ouais, je ne sais pas si j’aimerai cette… « vie »-là, ces… « apéros », ces « restaus », ces micro réjouissances consolatrices aux allures de bière sans alcool… J’irai donner mon argent aux bistrots, aux troquets, à toutes ces tables que j’ai tant aimé arpenter, la gorge probablement nouée par la souvenir des jours tant heureux des cacahuètes au pipi et des voisins de table qu’il faut pousser du coude. Mais que ce soit clair, je nourrirai cette vie entre guillemet avec colère, hargne et espoir. Oui, l’espoir ferme de l’en libérer. Et vite.

Au bal masqué ohé ohé

Que ce soit clair. J’ai bien conscience de l’importance / la nécessité absolue du port du masque. De celle d’obstruer nos orifices, bouche et nez, à l’intérieur desquels le sournois virus rêve de se jeter à corps perdu, sautant de la bouche de la vieille dame postillonante croisée au Monop vers nos pauvres poumons qui n’en demandaient pas tant aussi adroitement qu’un pou de la tête d’un enfant de quatre ans vers une autre tête d’enfant de quatre ans. Je SAIS tout ça. Mais ça ne m’empêche pas de juger cette néo-néccesité de nos vie d’après. Mal.

Récemment, dans une interview, Alain Minc comparait ces accessoires faciaux à des baillons. Et je me suis dit que c’était peut-être ça qui me gênait. Cette barre sur le visage, comme un trait au marqueur, qui sangle notre parole, nos sourires, cache aux reste du monde nos traits, nos joies et nos tristesses, ne laisse plus apparaître que nos yeux effrayés de frôler dans la sphère dite publique certains de nos semblables. « Oh mais ça va pas la tête celle-là, tu l’as vue ? Elle était genre à… 45 cm de moi cette FOLLE ! ». Dans les ruelles étroites du pâté de maison devenu ma cour de Fresnes familiale, je m’agite, je gueule, je fusille du regard de pauvres passants peu soucieux des distances de sécurité. Et ce que je remarque au passage, c’est que ceux qui sont tranquillous planqués sous leurs FFP2 paradent pour beaucoup comme s’ils avaient chopé le collier d’immunité entre les racines de manioc et la végétation dense du camp des rouges. « Denis ? J’ai mon masque, je peux me frotter à l’aise dans les rayons yaourts du Carrefour city nan ? »

NAN !

Bon, n’empêche qu’il faudra bien que je m’y résolve, je sais. A enfiler ce machin qui me renverra des heures durant ma propre haleine nourrie à la levure boulangère engouffrée par kilos, et aux plats oignonés réalisés en live avec Cyril Lignac le soir à 19h. A m’orienter au son des bagnoles quand je porterai mes lunettes bien calées sur le masque, qui s’empliront alors de buée comme quand j’ouvre le lave-vaisselle et qu’à chaque fois, putain, j’oublie. « Madame ? Vous marchez dans le caniveau. » A huuuurler sous le tissus, postée à 1 mètre de distance des autres mamans de l’école (ça va en faire un barnum sur le trottoir) quand je viendrai chercher mes enfants à partir du 11 mai. « Mprflll che disais BOOOON-VOUUUUUR ! ». A moins qu’on ne fasse plus que des sortes de clins d’œil avec ce qui nous reste de moyen d’expression, ou un petit signe de la main, de loin, en mode indien, parce qu’on flippe trop de se refiler le truc à cause duquel on a bousillé notre job, nos vacances de Pâques, notre sexualité et notre summer body en acceptant un enfermement désespérant pendant trois mois. Ouais, ça aurait un peu à voir avec s’enfiler frénétiquement trois pains au choc de suite debout dans la rue devant la boulange en plein aprem alors qu’on tenait à fond un challenge hypocalorique 30 jours depuis trois semaines. Donc, probable qu’on fera l’indien derrière nos vieilles culottes tire-bouchonnées derrière les oreilles plaquées sur nos visages blafards parce que les « masques grand public » prévus pour le 4 mai n’auront pas encore été livrés au gouvernement par Aliexpress.

Quant à nos enfants, les imaginer sortant un par un, éloignés de leurs potes d’une distance égale à leur propre taille est déjà psychologiquement compliqué. Mais alors les visualiser en mode cow-boy du pauvre ou chirurgien démoniaque alors que c’est pas Mardi gras et qu’ils n’auront même pas de crêpes pour se consoler, va falloir s’y faire.

En entreprise, ayé, le port du masque semble devoir être intégré pour les prochains mois (années ?). Ca va être gai, en réu, avec Jacqueline qui marmonnait déjà tellement qu’on captait rien à ses explications. Calée à trois mètres, bien loin, va falloir bien continuer le yoga live et la méditation pour pouvoir lui dire hyper calmement « Hein Jacqueline ? Quoi ? On ne t’entend pas bien sous ton masque ON CAPTE RIEN PUTAIN JACQUELINE A-RTI-CULE. »

Enfin enfin, je vais m’y faire. Il faudra bien, si je veux retrouver un job, une sexualité, un semblant de vacances d’été et un summer body. Ah tiens, ils rouvrent quand la salle de sport ? Ca va être sympa le RPM en apnée. Mouais, je me demande si je vais pas rentrer me reconfiner, tout compte fait.

La Vie virtuelle

New York incarne tout ce que j’aimais dans la vie d’avant. Le bruit. L’urbanité brute et rassurante. L’énergie, la foule qui grouille, se faufile dans les artères, sûre d’elle et de sa puissance, passants disparates et agglutinés fonçant tous vers un objectif qui semblait toujours important. Un rendez-vous professionnel, un rancard amoureux, un apéro entre copains, un cours de gym, de yoga, un footing, un shopping, des courses rapides ou appliquées pour le dîner du soir, du week-end à venir, d’une fête où on se collerait les uns contre les autres près de la fenêtre ouverte d’une cuisine enfumée. La musique trop forte qui s’échappait des boutiques à touristes, les sirènes criardes des bagnoles de flics, les notes feutrées des bars souterrains, des hôtels de luxe et le boucan des cahutes de rues à l’odeur de graillon, de pralines, de chaussons. Une ville toujours sur le qui-vive, dont le scintillement continu et rassurant témoignait de la vie qui se déroule, faite de joies immenses et de peines abyssales, d’éclats de rire, de cuites et de matins blêmes, d’étreintes, de petits et de grands tracas, bref de tout ce qui ponctuait nos existences d’individus dont le moteur se mettait en route au contact des autres. Au contact.

Aujourd’hui, New York s’est tue et compte ses habitants tombés de s’être trop touchés. Parlé. Aimés. Comme le (presque) reste du monde. Le soir, le silence envahit les rues. Noir, épais, gluant. De mes fenêtres parisiennes, je n’entends plus les soulards gueuler jusque tard dans la nuit, ni les groupes de jeunes venus s’attrouper encore un peu devant les bars avant de rentrer réviser, parce que le printemps est là, que les exams approchent, et qu’il faut bien s’y mettre avant de vivre le plus beau des étés. Il n’y aura pas cette année le bruit des balles jaunes de Roland Garros à peine couvert par le chant des oiseaux pendant qu’ils s’angoisseront devant leurs bureaux. Ni la promesse d’un Euro suivi ensemble, collés les uns contre les autres sur les canaps familiaux, la liesse et l’ivresse dans les rues du pays, enveloppés dans des drapeaux sans se soucier de rien et surtout pas du lendemain.

Alors oui, on vante les nouvelles technologies qui nous permettent de maintenir un lien, d’atténuer cette inhumaine distanciation sociale. On s’émerveille, on s’emballe devant ces petits et grands groupes Whatsapp qui tiennent encore un peu chaud au cœur. Ok, c’est mieux que rien. Mais franchement, quand on en aura fini avec tout ça, j’espère bien ne plus JAMAIS prendre de cours de yoga virtuel, ni trinquer avec mes parents à travers un écran. Ni mater bêtement deux célébrités venues papoter devant mes yeux las d’avoir trop cherché dans mon smartphone à renouer avec le bonheur d’antan. Je ne veux pas déambuler toute ma vie avec un masque, sans savoir si mon commerçant ou les autres passants sourient ou pleurent derrière le leur. Je veux retourner voir Fabrice Lucchini dans un vrai théâtre, m’asseoir sur d’inconfortables fauteuils en velours patiné, boire de mauvaises pintes debout dans les rues sales de ma ville, carrer mes fesses dans un cinoche devant l’écran immense, communiant avec des centaines d’inconnus, plonger mes doigts dans le même pop-corn que mes enfants. Retrouver l’odeur des livres neufs et puis celle de mes parents.

Merde, puisse cette vie virtuelle n’avoir vraiment qu’un temps.