L’histoire banale d’une commande Internet

Est-ce que j’achète ce une-pièce asymétrique rose bonbon ?

Après trois jours de lâche abandon de panier en plein eshop, je décide que oui. Il me le faut. C’est évident. Allez zou, finissons-en. Il est 23h il faut que je dorme.

Valider le panier.

Oui.

Suis-je sûre ?

Oui.

Est-ce que je suis déjà cliente ?

Mmhh… aucune idée. Possible. Ou pas. Allez, dans le doute, tentons.

Mon adresse mail. Enfin, la dernière en date. Mon mot de passe. Toujours le même depuis des années. Valider.

Erreur. Votre adresse ou votre mot de passe ne correspondent à aucun compte lié. Ah. 

Tentative avec ancienne adresse mail.

Erreur.

Relou. Bon, créer un compte. Mais c’est vraiment parce que j’ai super besoin de ce une-pièce asymétrique rose bonbon. Now.

Adresse mail. Prénom. Nom. Adresse. Téléphone. Code. Date de naissance. Profession des parents. Vazy. Ok, ok, allez !

Adresse de facturation. Oui, la même ! Est-ce que j’accepte de recevoir des relances commerciales tous les jours de ma vie ? Oui, oui, ce que vous voulez, qu’on en finisse. Valider. VALIDER.

Etes-vous un robot ? M’enfin… NON.

Prouvez-le.

Combien de feux tricolores sur le puzzle tout flouté de photos prises il y a un demi-siècle à Los Angeles ? Hein ? Combien ? Cochez. Merde, est-ce que c’est un feu, là, au fond à gauche ? C’est vachement dur comme test. Impression de repasser son code. Allez, on va dire que oui. Que c’est bien un bout de feu tricolore.

Raté.

Etes-vous un robot ? Recopiez ce code tout tournibouché. Au secours. C’est une majuscule ou une minuscule ? Un o ou un zéro ? 23h15. Réinitialiser. Dans le doute, ça semble plus secure. Jmr8xv…. z ou s ? Z ou S ??? Je vois paaaas ! Peut-être que je suis un robot ? Peut-être qu’ils ont raison. Peut-être que j’aurais dû savoir s’il s’agissait d’un feu tricolore.

Wow. On dirait que j’ai réussi à tromper leur vigilance.

Valider.

VOTRE ADRESSE MAIL EST DEJA ASSOCIEE A UN COMPTE EXISTANT.

Sueur.

Rage.

Tentation d’abandonner.

JE CROYAIS QUE VOUS ME CONNAISSIEZ PAAAAS.

Attention, il n’en reste plus que 2. Ca clignotte sec près du une-pièce asymétrique rose bonbon qui pourrait bien disparaître dans la nuit, shoppé par des robots étrangers. Des robots organisés qui ne perdent pas leurs mots de passe. Eux.

Mot de passe oublié. Valider.

Vous allez recevoir un email.

Rien.

23h23.

Rafraîchir.

23h25.

Rafraîchir.

F5.

Renvoyer le mot de passe.

Renvoyer le mot de passe.

RENVOYER LE MOT DE PASSE.

Merde, les spams.

12 nouveaux mots de passe. 7ghr5%ù+/.?Ki90.

Copier.

Coller.

Copier.

Coller.

Valider.

Réinitialisez votre mot de passe.

Valider.

Votre mot de passe doit contenir au moins une majuscule, un caractères spéciaux, pas d’espace, pas de point.

Erreur.

Votre mot de passe doit contenir au moins une majuscule, un caractères spéciaux, pas d’espace, pas de point.

Connexion réussie.

Sensation soudaine d’accomplissement même si je ne me souviendrai évidemment jamais de ce mot de passe, qui est mon de passe habituel le même depuis des années, auquel j’ai ajouté une majuscule, un caractères spéciaux, pas d’espace, pas de point.

Votre panier est vide.

Recherche.

“Une-pièce asymétrique rose bonbon”.

Valider.

Code, groupe sanguin, certificat de naissance, copie du casier judiciaire.

VALIDER VALIDER OUI OUI OUI A TOUT.

Colissimo à 25,90 euros ? Retrait en magasin à Nantes ? Retrait en Relais colis ?

Valider.

Choix du point Relais.

Allez, zou, ok, ok. Qu’importe.

Mode de paiement. Carte. 

Validation par SMS.

Code ?

765436.

Valider.

Sûre ?

Sûre.

Merci pour votre commande.

23h55.

Epuisement. Sentiment d’impuissance. De dégoût face à grosse dépense inutile.

Ca se porte avec quoi, un une-pièce asymétrique rose bonbon ?

Tentation de taper “Ca se porte avec quoi, un une-pièce asymétrique rose bonbon ?” sur Google.

Départ dans 5 jours.

Promesse du site de livrer sous 48h.

Stalking de colis. Angoisses récurrentes. Pertes probables d’années de vie.

Colis bloqué dans entrepôt pour raisons floues et indéterminées.

Colis finalement livré dans Point Relais sis à Perpète à l’autre bout de l’arrondissement.

Départ en avance de bureau pour arrivée à temps avant bouclage définitif de valise.

Chaleur harassante. Rues vides post-apocalyptiques de milieu d’été.

Arrivée finale devant magasin de téléphonie mobile… fermé pour congés. Rouvrira dans une semaine.

Annulation de commande impossible.

Colis repartira d’où il vient sans retrait dans les 10 jours ouvrés.

Départ en vacances avec spectre d’un retour passé à harceler service client injoignable par téléphone sans même la joie d’une marque de bronzage asymétrique pour panser blessure morale de septembre.

Voilà, c’était l’histoire banale d’une commande Internet.

Quaranteam forever

Le terme a fait son entrée dans le Urban dictionnary cette année, désignant « les gens avec lesquels on a choisi de vivre pendant une quarantaine de Coronavirus », le dico ajoutant même en exemple : « Ma petite amie vit toute seule, alors mes colocs et moi, on l’a inclus dans notre quaranteam ».

Et c’est vrai qu’une équipe de confinement, c’est quand même quelque chose de pas anodin, et qu’il y a fort à parier que, dans des décennies, comme on se souvient du lieu où on se trouvait quand on a appris la mort de Lady Di ou de Michael Jackson, on gardera forcément avec ce cercle restreint des liens indéfectibles.

Il y a les familles, déjà, qui n’auront jamais été aussi proches. Car quel post-ado normalement constitué peut décemment raconter avoir passé tous ses samedis soir avec ses parents et ses frères et sœurs à jouer au Uno, occupé ses dimanche aprems, ses vendredis soirs ET 100% de ses soirées de semaine avec pour seul horizon et protagonistes potentiels de toutes ses activités les têtes d’affiche de cette team faite de bric et de broc qui se donne la main pour affronter cet étrange quotidien ? Pour sûr, tout ça devrait laisser des traces. Des souvenirs pas forcément désagréables. Une propension, peut-être, à revenir toujours les uns vers les autres parce qu’on a traversé ensemble cette période étrange où l’horizon s’est refermé et où le monde ne tourne provisoirement plus qu’autour de nous (et du Franprix). Quant aux celibs, aux « anciens », aux expats, aux sauvages qui, à l’heure où l’on a sonné le lockdown et le couvre-feu, ont dû faire le choix de la solitude ou d’une néo-famille qui leur tiendrait chaud mais avec laquelle ils devraient partager leur cuvette de chiottes pendant des semaines, gageons que, le cas échéant, ils se souviendront eux aussi longtemps de cette quaranteam élue.

Et puis quoi, 60% des Français (= 80% ressenti) avouent mythoner les motifs de leurs attestations, resquillant aux entournures les interdictions gouvernementales pour retrouver sporadiquement quelques électrons libres de leur quaranteam élargie. Meilleur pote, mamie esseulée, sœur pas loin, bon copain du grand qui frise le burn-out de Uno dominical…, on reste prudent certes mais, de semaine en semaine, on sélectionne ceux avec lesquels on conclut cette espèce de pacte tacite et pas bien scientifique mais qui donne bonne conscience : on se voit nous, et on se fait confiance, parce qu’on s’aime et qu’on a décidé qu’une quaranteam avec les bons gestes barrières, ça protégeait de tout (oui, oui, c’est pas bien). Comme un tampon officiel pas très Covid mais qui signifie qu’entre nous, c’est comme avec Carla, du sérieux.

Nous ? On fait rien, monsieur m’agent. Juste du Quaranteam building.

Mais t’as pas froid ?

– T’as pris ton manteau 

– …

– Houhou t’as pris ton manteau, il fait 8°C

– Ah…

– « Ah », quoi ? Tu comptais sortir en sweat à capuche ?

– Bha… ouais. Chepa, j’ai pas froid.

Tous les matins c’est la même chose. Le jeune part à poil dans les frimas de l’automne, le cou au vent, les chevilles à l’air (avec ses mini-chaussettes), faisant s’emblant d’avoir complètement mais complètement oublié sa parka (et le concept même d’enfiler quelque chose au-dessus d’un pull) quand il ne rentre pas avec ledit objet roulé en boule sous son bras comme si on l’avait forcé à porter une armure médiévale pour aller au collège. Après une large enquête d’investigation, il semblerait que mon jeune ne soit pas seul. Que tous les Français de moins de trente ans rechignent à enfiler le moindre effet à fonction réchauffante. « Encombrant », « trop relou » (« bha ouais, c’est trop relou, un manteau »… à mon tour de dire « ah »), moche… J’en parle à ma mère qui ricane. « Tu te souviens que tu attendais d’être au coin de la rue pour faire la même chose ? Tu crois que je ne te voyais pas ?! ». Merde mais c’est vrai… Soudain, je me souviens du duffle-coat balancé l’air de rien sur la anse du sac en paille, des pulls Benetton superposés les uns sur les autres sous une mini-veste en jean à se les peler sévère (sans plus pouvoir bouger les bras) pour le simple bénéfice du staïle. Je me souviens de ma grand-mère qui s’exclamait toujours « ah mais tu es réchauffée, toi ! Tu me fais froid » Et moi qui me demandais comment on pouvait tolérer de porter trois Damart, un cachemire et un foulard en intérieur. Je me souviens aussi des filles de Sex and the city quand elles sont apparues dans nos vies, et de ma soudaine envie de me balader sans collants, en sandalettes à paillettes en plein mois de décembre pour aller au Lady’s night du bus.  De tous ces « mais t’as pas froiiiiid ? » qu’on me balançait, et moi qui me disais « mais quand bien même les gars, qu’est-ce qu’on s’en fout ? » J’observe ma dégaine du jour. Manches longues, chaussettes épaisses, et la fameuse micro-doudoune doudoune Uniqlo (des vieux) glissée discrétos sous mon trench. Damned, je me dis que ayé, j’ai franchi la barrière. La barrière du froid. Et que vieillir, c’est dire des phrases trop relou du style « je te l’avais bien dit » ou « arrête de lire, tu vas être crevé demain ». Mais c’est aussi vouloir que tout le monde ait froid comme soi. Merde alors. Bon allez, demain, je sors sans manteau. #foreveryoung.

Les mini-chaussettes

Quand on ne couche plus qu’avec une seule personne de manière exclusive (ce qui est déjà cool me direz-vous), c’est toujours sympa d’avoir une copine qui vous rancarde sur les dernières tendances chez les plans cul. Ce matin, quelle ne fut pas ma joie en écoutant, en lieu et place de messages boringuissimes du whatsapp des parents d’élève, une note vocale (oui, les copines à plan cul sont modernes et jeunes dans leur tête, avis aux parents d’élève) pleinement dédiée à la thématique précitée.

« Faut que je te parle d’un truc que personne n’évoque », susurre la voix à mon oreille, tandis que Petit Frère rentre dans l’école sous l’œil las du directeur masqué, et de darons en PLS prêts à sauter dans le métro. « Le mec que je vois en ce moment, bha, il est cool mais enfin… Chepa si tu vois ces trucs horribles, là. Bon, ok, ça fait deux fois qu’il dort à la maison et qu’il porte ses mini-chaussettes. CHEZ MOI. C’est le truc le plus antisexy que j’aie jamais vu. Ouais, c’est notoirement le truc le plus anticlimax qui existe. Je sais pas si t’as déjà été confronté à ça ? Enfin, faut en parler, quoi. »

Alors, ouais. Déjà, j’étais hyper contente que quelqu’un aborde un autre sujet que celui de LA Covid 19, Jean Castex, Nicolas Bedos ou les tests dans les trous de nez, en particulier un lundi matin. Mais surtout, j’ai trouvé qu’elle avait pas tort. Qu’on n’en débattait pas assez, de ces objets étranges apparus un beau (quoique) jour dans nos dressings, habilement destinés il est vrai à mimer le nu pied en basket basse en évitant l’attentat olfactif que les adeptes des Bensimons et autres Keds enfilées dans le plus simple appareil connaissent bien. Mais soyons sérieux, comme tout accessoire utilitaire et non esthétique planqué sous le vêtement d’apparat, ce slip-kangourou du panard n’est pas destiné à être exposé en public. Et moins encore dans un contexte de séduction, dut-elle être appliqué à la vie d’un couple qui a déjà bien baroudé. Ouais, ce petit décolleté de coup de pied moulant un grand panard (poilu et) ravi de ne pas se les cailler sur le parquet sans non plus péter de chaud dans une chaussette saucissonnante et surchauffée, on comprend, c’est tentant. Mais comme la gaine, le scotch de seins, le slibard moche pour faire du vélo ou le plaid-poncho en bouteille recyclé de chez Nature et découvertes, la chaussette-ballerine doit rester un plaisir solitaire. D’autant qu’en terme de plaisir, quiconque les a déjà testées sait qu’elles roulottent sournoisement, s’abiment en deux deux (merci la planète) quand elles ne divorcent pas plus vite encore que leurs homologues montantes de leur binôme minuscule lui-même englouti par le tambour de la machine à laver.

De retour à l’école, j’observe les individus mâles qui font le pied de grue devant le portail. Le directeur masqué, ce papa pas trop mal et celui-là tout moche. Portent-ils des mini-chaussettes derrière leurs masques fleuris, trop grands ou bien gainants ? Trainent-ils chez eux dans cette tenue peu affriolante devant Olivier Véran annonçant que la deuxième vague menace de nous engloutir ? Et d’ailleurs, Olivier Véran, porte-t-il lui-même des mini-chaussettes ? Je prends mon portable et j’envoie « merci » à ma copine lanceuse d’alerte. Parce que grâce à elle, je tiens enfin un sujet non anxiogène et digne de la plus grande attention.  

Tellement proches

On nous aura privé de pas mal de trucs. Comme ça, paf, du jour au lendemain. De nos amis, de nos ainés, de notre liberté. De nos cinés, de vos copains, de vos récrés, de mes dîners, de nos sorties, de nos vacances, de vos compètes, de vos goûters, de nos restaus, de vos kermesses et de plein de trucs que les familles aiment faire, avec ou sans les autres, quand s’installe le printemps.

Mais on se sera adaptés. Jour après jour. A ce qui nous semblait inconcevable, peut-être invivable. On aura compté, lu, écrit, divisé, épelé, cousu, cuisiné, pétri, sucré, attendu, observé, planté, colorié, rangé, rigolé, gueulé que naaaaaan c’est pas juuuuste pourquoi c’est toujours LUI qui gagne grrr ?, nettoyé, visionné, découpé, collé, classé, débriefé, bitché. Oui, on se sera levés chaque matin avec l’absolue certitude de notre présence à tous les quatre, derrière notre porte close, pour les heures à venir, les jours, les semaines. Et l’amour aura gonflé comme les pétrins qu’on n’aura pas arrêté de confectionner pour une raison à ce jour restée inexpliquée. On se sera découverts et offerts aux autres comme peut-être on ne l’aurait jamais fait sans cet inconcevable kidnapping de nos existences individuelles, qui ne se nouaient finalement que soir et matin, s’entortillaient autour du frigo, d’un café rapidement avalé, d’un bisou vite expédié avant de se quitter pour toute la journée. Ca a été l’école ? Ouais…

On aura joué les uns pour les autres tous les rôles désormais laissés vacants par leurs acteurs confinés. Le BFF, le prof, le confident, la meilleure copine – ça va maman ? mais t’es sûre hein, ça va ? L’animateur, le consolant, le pote péteur, le pote gameur. Ouah Brawl stars grave bien sûr mon amour, c’est TROP bien (sic). On aura fait en deux mois plus de Unos, de puissance 4, de dominos, de riz au lait, de Legos, de Kaplas, de Koh-Lanta que dans toute la vie de famille qui nous était originellement destinée. On aura empilé tant de souvenirs rien qu’à nous, de private jokes, de reliques complices qui nous lieront à jamais, comme si nous étions pour toujours soudés par un secret. Et c’est probable que nous le serons.

Oui, on nous aura volé tant de choses. Mais est-ce que nous, on n’aura finalement pas chapardé ces moments-là au train-train qui passe toujours trop vite ? Cette proximité dingue absolument pas prévue au programme, c’est quand même un chouette cadeau bonus, ou plutôt la larme de miel qui fait glisser le medoc dégueu écrasé dans la cuillère à café. Et ça qui sait, lorsque la vie nous rendra finalement nos bonheurs d’antan, oui lorsque nous pourrons enfin empoigner, embrasser, voyager, regarder à nouveau loin, très loin de la porte close de notre foyer, qui sait, peut-être que tout ça me manquera. Parce que putain, on aura été tellement proches.

La « vie » entre guillemets

Alors c’était ça. On s’y attendait. Comme souvent. Mais quoi. Ce « déconfinement », finalement, qu’est-ce que ça va changer ? A partir du 11 mai, on pourra, donc, « sur la base du volontariat » – c’est jamais bon, cette expression, quand les gens l’emploient. Ca sonne un peu comme « à vos risques et périls », enfin – mettre quelques-uns de nos enfants à l’école. Et pendant ce temps-là, faire des tours dans le quartier. Sans attestation. Yeah, rock n’roll. Des grands tours, même. De 1 à 99 kilomètres. Tout de suite, c’est à peu près tout. Puisque les restaus, les bars, les théâtres et les cinés resteront fermés. Qu’on devra couvrir nos visages pour à peu près tout, et attendre bêtement chez nous devant Netflix que la vie économique veuille bien reprendre du service, à moins bien sûr que la crise sanitaire ne regagne du terrain et nous réenferme tous dans notre « vie » des derniers mois. Mais non, soyons optimistes et voyons plus loin. Juin. En juin, donc, on pourra appeler une copine pour boire un coup à la terrasse d’un café. Et ça c’est cool. Enfin, si on est du genre à aimer les crêpes sans gluten, les hamburgers au tofu, la bière sans alcool ou les kouign-amans à la margarine. Oui parce que bon, je nous imagine avec ma copine, calées chacune devant une plaque en plexi, soulevant nos masques lavables à chaque gorgée de vin, hurlant sous nos baillons à travers le guichet amovible pour kiffer ensemble les premiers rayons estivaux, peut-être les seuls éléments un peu réels de ce simulacre de petit bonheur tout simple. Nos « voisins » de beuverie seront à des mètres de nous, même pas moyen de mater qui se planque sous le bandana. Idem au restau, où on sera si « heureux » de retrouver le plaisir incomparable de « partager » un bon repas tendu de loin par des serveurs apeurés, trinquant facticement comme au parloir (cling !), agrippant désespérément la frontière de plastique qui nous séparera désormais parce que ça n’est plus « raisonnable ». Un par un, à la bibli, chez le primeur, le boulanger, et même à la plage. Sur les croix au sol, les gommettes, droits comme des « i », on poireautera sagement les uns derrière les autres, pas trop près, non. Pour grignoter, vite, des petits bouts de cette vie entre guillemets avant que l’hiver ne nous rattrape ? Est-ce qu’on fera semblant d’être heureux, aussi ? Ou est-ce qu’on kiffera vraiment ces retrouvailles au compte-goutte, comme on croque discrétos dans le gâteau de son mec en plein régime, tiraillée entre la culpabilité et l’envie de se vautrer franchement dans cette belle grosse part, d’ouvrir les vannes, de laisser s’engouffrer la liberté totale, l’absence de toute limite qui nous ramène toujours à l’euphorie inoubliable d’émancipation lorsque, devenu adulte, on jouit enfin de son autonomie après des années de soumission parentale ?

Pour ma part, je me suis toujours demandée pourquoi les vegans cherchaient à retrouver le « vrai goût du burger » avec des simulacres de viande habilement reconstituée. Pourquoi ils ne gambadaient pas plutôt gaiment dans leur nouveau périmètre de droits plutôt que de chercher à reconstituer des semblants de plaisirs désormais interdits. Ouais, je ne sais pas si j’aimerai cette… « vie »-là, ces… « apéros », ces « restaus », ces micro réjouissances consolatrices aux allures de bière sans alcool… J’irai donner mon argent aux bistrots, aux troquets, à toutes ces tables que j’ai tant aimé arpenter, la gorge probablement nouée par la souvenir des jours tant heureux des cacahuètes au pipi et des voisins de table qu’il faut pousser du coude. Mais que ce soit clair, je nourrirai cette vie entre guillemet avec colère, hargne et espoir. Oui, l’espoir ferme de l’en libérer. Et vite.

La Vie virtuelle

New York incarne tout ce que j’aimais dans la vie d’avant. Le bruit. L’urbanité brute et rassurante. L’énergie, la foule qui grouille, se faufile dans les artères, sûre d’elle et de sa puissance, passants disparates et agglutinés fonçant tous vers un objectif qui semblait toujours important. Un rendez-vous professionnel, un rancard amoureux, un apéro entre copains, un cours de gym, de yoga, un footing, un shopping, des courses rapides ou appliquées pour le dîner du soir, du week-end à venir, d’une fête où on se collerait les uns contre les autres près de la fenêtre ouverte d’une cuisine enfumée. La musique trop forte qui s’échappait des boutiques à touristes, les sirènes criardes des bagnoles de flics, les notes feutrées des bars souterrains, des hôtels de luxe et le boucan des cahutes de rues à l’odeur de graillon, de pralines, de chaussons. Une ville toujours sur le qui-vive, dont le scintillement continu et rassurant témoignait de la vie qui se déroule, faite de joies immenses et de peines abyssales, d’éclats de rire, de cuites et de matins blêmes, d’étreintes, de petits et de grands tracas, bref de tout ce qui ponctuait nos existences d’individus dont le moteur se mettait en route au contact des autres. Au contact.

Aujourd’hui, New York s’est tue et compte ses habitants tombés de s’être trop touchés. Parlé. Aimés. Comme le (presque) reste du monde. Le soir, le silence envahit les rues. Noir, épais, gluant. De mes fenêtres parisiennes, je n’entends plus les soulards gueuler jusque tard dans la nuit, ni les groupes de jeunes venus s’attrouper encore un peu devant les bars avant de rentrer réviser, parce que le printemps est là, que les exams approchent, et qu’il faut bien s’y mettre avant de vivre le plus beau des étés. Il n’y aura pas cette année le bruit des balles jaunes de Roland Garros à peine couvert par le chant des oiseaux pendant qu’ils s’angoisseront devant leurs bureaux. Ni la promesse d’un Euro suivi ensemble, collés les uns contre les autres sur les canaps familiaux, la liesse et l’ivresse dans les rues du pays, enveloppés dans des drapeaux sans se soucier de rien et surtout pas du lendemain.

Alors oui, on vante les nouvelles technologies qui nous permettent de maintenir un lien, d’atténuer cette inhumaine distanciation sociale. On s’émerveille, on s’emballe devant ces petits et grands groupes Whatsapp qui tiennent encore un peu chaud au cœur. Ok, c’est mieux que rien. Mais franchement, quand on en aura fini avec tout ça, j’espère bien ne plus JAMAIS prendre de cours de yoga virtuel, ni trinquer avec mes parents à travers un écran. Ni mater bêtement deux célébrités venues papoter devant mes yeux las d’avoir trop cherché dans mon smartphone à renouer avec le bonheur d’antan. Je ne veux pas déambuler toute ma vie avec un masque, sans savoir si mon commerçant ou les autres passants sourient ou pleurent derrière le leur. Je veux retourner voir Fabrice Lucchini dans un vrai théâtre, m’asseoir sur d’inconfortables fauteuils en velours patiné, boire de mauvaises pintes debout dans les rues sales de ma ville, carrer mes fesses dans un cinoche devant l’écran immense, communiant avec des centaines d’inconnus, plonger mes doigts dans le même pop-corn que mes enfants. Retrouver l’odeur des livres neufs et puis celle de mes parents.

Merde, puisse cette vie virtuelle n’avoir vraiment qu’un temps.

La triple charge mentale du parfait confiné

Bouclée entre quatre murs H24 avec toute la millefa, on s’était dit qu’on pourrait tranquillou abandonner le make-up, le lisseur, le rasoir et le bien-manger pour se glisser mollement, tous ensemble, sous un plaid et se coller devant Netflix en attendant que la vague passe.

Eh bien pas du tout !

On avait pourtant bien claqué la porte d’entrée, désinfecté les poignées, laissé à l’extérieur la société honnie et exigeante qui nous bouffait le cerveau avec ses injonctions incessantes de perfection tous azimuts, et bha elle a réussi je ne sais pas comment à se glisser sous la porte. Comme les poux retrouvés hier soir par dizaines sur la tête de mon fils, manifestement pas plus angoissés que ça par l’émergence de ce virus assassin qui semble (mais quel dommage) n’avoir aucun effet néfaste sur eux. Mais c’est une autre histoire.

Chaque jour, il faut gérer l’école des enfants. Oui, le Ministère l’a dit. C’est important d’exercer un « suivi pédagogique », comme si on y pouvait quelque chose à tout ce tintouin. Alors on s’y colle. Avec un, deux, quatre enfants de niveaux différents, dont il faut imprimer, classer, expliquer, corriger les milliers de devoirs envoyés par les profs confinés eux-mêmes effrayés par les ordres venus d’en haut. Ensuite, pendant que chaque minute, un élève multi-niveau passe une tête perplexe dans le bureau de la dirlo (« Nan maman je sais qu’il qu’il faut pas te déranger mais juste… c’est quoi un adverbe ? »), il faut supporter sa propre gueule ravagée filmée par les caméras cruelles des merveilleux outils technologiques qui nous permettent de « garder le contact » (youpi) avec notre employeur. Bonheur du matin.

Pause dej. On vide le lave-vaisselle, on prépare le repas pour tout le monde (sain, hein, faudrait pas oublier de manger sinq fuizélégumes par jour). On range, on essuie, on gronde ceux qui se lèvent de table sans demander, ne mangent pas assez vite, râlent. Et puis on s’y remet. Un pied dans le boulot mal fait, l’autre dans la classe qui, au fur et à mesure de la journée, perd sa patience et s’échauffe. Impression chelou d’être Jean-Claude Van Damne en équilibre entre deux bagnoles qui roulent à vive allure.

Ah bha justement, il ne s’agirait pas de ramollir ses fessiers, ou de déroger à la règle d’une activité physique quotidienne indispensable à notre équilibre. Las, c’est pas en allant se caler dans la sinistre queue du Monop qu’on risque d’avoir des cuisses de Kardashian cet été. Ah mais géniaaaal, plein de happy confinés se filent rancard en ligne pour bouger leur booty. Vite, on saute dans un legging ! Et on subit les ordres de coachs manifestement enchantés d’enchaîner les squats dans leurs salons immaculés en gueulant qu’il faut rester po-si-tifs. Oui oui, bien sûr. Alors on sue avec le sourire, on suffoque, on gémit, mais faut ce qu’il faut, pas vrai? Toc toc. « Maman, stu fous en poirier ? Nan juste je m’ennuiiiie. » Hop on y retourne. Casquette centre aéré. Jeu de société. Monop’ ? Croque-carotte ? On a modifié les règles, ajouté des cartes. Pourtant, après 65 victoires, 134 défaites et 34 crises de larmes (« il a trichéééééé »), on se lasse. On compte même plus les points. Allez hop, « temps d’écran ! ». Le silence, enfin. Si on en profitait pour bosser ? Mouais. Faudrait songer au dîner quand même. Eplucher, couper, émincer. Merde, y’a un liiiive de méditation sur Instagram. Tout le monde le fait. TOUT. LE. MONDE. Ok, ok, on s’y met. Haaaaaaammm ! Haaaaaaammm. « Ca va maman ? Qu’est-ce tu fous à marmonner toute seule au milieu des Legos ? Tu pleures ? »

On prendrait bien l’air pour recharger les batteries. Ah merde, c’est interdit. La dernière fois, on voulait juste faire le tour du pâté de maison mais on s’est fait gueuler dessus par le mégaphone d’une bagnole de condés. Ambiance La Servante écarlate. Praise be. Alors on va faire des ronds dans la cour de l’immeuble avec les kids. Parce qu’il faut qu’ils s’ébrouent. C’est ce que font les parfaits confinés. Vague impression d’être à Fleury. Allez, on remonte en cellule. Faut se coucher tôt parce que demain, y’a à nouveau école, et qu’on a plein de devoirs à corriger de toute façon.

Sur Insta, des gens beaux, maquillés et heureux lancent sans relâche des lives pour qu’on voit à quel point ils font bien le confiné. On est tenté de mettre un commentaire rageux mais on n’est pas comme ça. On coupe et on allume la radio. Au secouuuuuurs, Edouard Philippe. Tututututututut on veut plus l’écouter mais sa voix, comme les diktats du dehors, se glissent sous les parois de nos mains pour atteindre nos oreilles incrédules.

Il parle de rallonger de « quelques semaines ». Les boucles Whatsapp s’agitent. On évoque 5 semaines. 5 SE. MAINES.

Les enfants, foutez vos joggings, sortez les Pitchs et balancez les cartables. Pas grave, vous redoublerez. Quoi, vous allez m’arrêter pour mauvais confinage ?

L’amour au temps du corona

Ca n’est plus qu’une question de jours, d’heures peut-être. Alors que des centaines de parisiens si fiers de « braver le virus » s’entassent, s’enlacent, s’embrassent sur les quais du canal Saint-Martin, se touchent, se frôlent dans les parcs, font glisser « les kids » sur des toboggans surinfectés, ravis de humer les premières odeurs du printemps, il va falloir y aller. Se confiner, s’enfermer. Parce qu’on ne sait pas se discipliner, nous, les Français. Comme des gosses à qui on dit de ne pas toucher au bouton rouge et qui se ruent dessus. Pouêt pouêt. On est comme ça.

Alors on va tous être contraints de fermer nos portes pour deux, trois semaines, peut-être plus. Et devoir vivre ensemble. « Vivre ensemble », « résilience ». Décidément, les expressions émergentes de ces dernières années ne risquent pas de passer de mode.

Demain matin, il faudra faire l’école aux enfants. Plonger le nez dans les cahiers de texte, les cours de maths, de géo, de grammaire (« comment ça, ça existe plus le COI ? »). Supporter les cris, les larmes, les « mais le prof il fait pas comme çaaaaa !! ». Tout en envoyant des mails à droite à gauche pour garder un semblant de vie professionnelle. Et puis mettre son couple sous cloche. H24. Rester zen, parce qu’on ne pourra pas claquer la porte, partir boire un verre avec un pote, se barricader au ciné ou retrouver son amant, sa maîtresse même quand ça deviendra insupportable. Que deviendront tous ces couples bancals qui vivotaient cahin-caha, toutes ces familles au bord de la crise de nerfs contraintes de cohabiter, scotchées devant Netflix, dépitées par leur dixième dîner coquillettes-jambon franchement c’est pas trop bon ? Et les enfants de divorcés, devront-ils choisir chez qui se confiner ?

Alors reviendra le temps long de l’ennui. Les heures immenses des débuts de l’après-midis. La joie de lire, peut-être. Le manque des autres. Les nouvelles reçues par textos, par mails, comme autant de cartes postales envoyées au temps où l’on n’était pas si proches, où l’on n’obtenait pas tout en un claquement de doigts, un clic sur un plat chinois, un swipe sur un écran plat.

Ca va être long, oui. Mais comme je l’ai lu quelque part, à d’autres générations, on a demandé de partir au front. Pour sauver les nôtres, épargner un maximum l’humanité, à nous, on nous demander de ne plus bouger. De rester scotchés à nos proches. Et puis d’attendre. De faire le dos rond. Y’a pire.

Bon, en Chine, au sortir de la quarantaine, le taux de divorce a explosé. Mais peut-être qu’il fallait ce révélateur de couleurs aux amoureux las voguant sur le fleuve trop rapide de leur quotidien. Peut-être que d’autres se sont rapprochés, au contraire. Que dans vingt ans on parlera du baby boom de 2020. Que des récits fous de huis-clos enchantés nous permettront de penser que toujours, de la tragédie, peut émerger de belles histoires.

Ces gens qui ADORENT leur anniversaire

En ce lendemain d’anniversaire de mon mec (et de Nicolas Sarkozy), j’en profite pour m’interroger sur un phénomène que j’ai récemment observé : les gens (comme mon mec, donc) qui sont fous de leur annive. Des semaines avant, ils en parlent des étoiles dans les yeux comme s’ils avaient sept ans et demi et qu’on allait les recouvrir d’une montagne de Playmobils. Toute l’année, ils visualisent le calendrier en fonction de cette date CLÉ (« Ah oui, à quelques jours près, c’est un mois pile avant mon anniversaire ! »). Et le jour même, alors là le jour-même, gare à la Terre si elle n’a pas imprimé un petit mouvement de twerk pour marquer le coup. Un peu surpris que cette date n’ait pas été rendue fériée pour l’occasion, ils posent pour beaucoup leur RTT afin d’organiser LA fête qui viendra célébrer comme il se doit cet événement tant attendu du monde entier. Quand ils ne font pas semblant, deux années sur trois, de ne s’occuper de rien, pouffant en leur sein en attendant la fête-« surprise » que leurs proches se croient obligés de leur mitonner en « secret » pour ne point être radiés.

Je les envie, bien sûr, ces birtday-addicts, absolument enchantés de cocher emphatiquement les ans sur la petite règle de la vie, et plus encore de se faire photographier sous tous les angles, bouffis d’alcool et vêtus de tenues farfelues, grotesques ou pailletées par l’intégralité de leur cercle amical et professionnel devant un gros gâteau, tentant vaillamment d’éteindre en un coup un nombre incalculable de bougies. Perso, je hais mon annive. Disons que c’est un non-sujet. Je suis née en plein mois d’août. Je n’ai jamais eu à le fêter réellement et me suis dès mon plus jeune âge extraite d’un potentiel culte de cette date qui, censément donc, m’appartiendrait en propre (ainsi qu’à François Hollande, né lui aussi un 12 août).

Toujours est-il qu’entre les birthday-bluesers et les birthday-addicts, il semble y avoir aujourd’hui peu d’entre-deux. La faute à une société excessive où, lorsqu’on s’auto-célèbre, on ne le fait pas qu’à moitié. Savez-vous que jusqu’aux années 50, il n’était pas du tout d’usage de célébrer son « anniversaire individuel », cette étonnante idée étant considéré par l’Eglise comme un péché d’orgueil ? Aujourd’hui, on est devenus complètement gagas de ces rites annuels dont on est le héros. Supplantant le mariage, les baptêmes, les communions et autres fêtes de diplôme, les anniversaires sont devenus sa-crés, et pas seulement les nôtres. Partout, il y a toujours un annive à fêter. Les 70 ans du twist, les 30 ans des Enfoirés et même les âges qu’auraient eu ceux qui ne les auront jamais (cf. « Romy Schneider aurait eu 80 ans », l’année dernière…) Facebook est là pour nous rappeler de ne surtout oublier personne, de la vague connaissance de lycée à notre boss, en passant par nos « vrais amis », sous peine d’être banni de la société. Leetchi vient nous taper quelques euros parce que bon, il faut quand même bien offrir un petit quelque chose à celui qui écartelait sa pauvre mère ce même jour il y a des décennies. On ne fête plus, alors, un âge canonique réel qui pourrait fiche le bourdon mais une journée particulière pendant laquelle chacun peut, pour une fois, devenir un petit peu plus spécial que toutes ses autres connaissances elles-mêmes devenues uniques grâce aux réseaux sociaux. Bha ouais, il faut bien sortir du lot. Houhou, j’existe ! C’est MON JOUR.

A moins que les disciples du culte de l’annive soient tout bêtement restés de grands enfants, aussi excités à soixante-quinze qu’à six ans d’ouvrir leurs paquets et de danser, comme autrefois sur la danse des canards, avec tous leurs amis. Et si les gens qui adorent leur anniversaire étaient tout compte fait des gamins joyeux qui n’ont jamais vieilli ?