Les 18 salariés du Gibert Joseph de Beauvais l’ont appris le 23 octobre dernier (et parmi eux mon amie Isabelle Millet) : placée en liquidation judiciaire, la dernière librairie de la ville baissera définitivement son rideau de fer le 10 novembre prochain.
Outre le choc encaissé par les employés, remerciés en moins de trois semaines pour leurs bons et loyaux conseils littéraires, cet événement ne serait-il pas annonciateur d’une nouvelle ère pour le marché du livre, auquel on retire peu à peu son âme, ses sens ? Car outre le loyer prohibitif dont devait s’acquitter le Groupe pour loger ses 65 000 livres neufs sur les quelques 700 m2 occupés place Jeanne Hachette pour 16 000 euros mensuels, le vrai coupable est rapidement montré du doigt : Internet. Bhou !
Beauvais n’est pas la « campagne » telle que l’entendent les citadins huppés, l’imaginaire gavé des prairies de « La Petite Maison » ou des champs de Thierry l’amoureux dans le pré. Et pourtant, dans 5 jours, ses habitants n’auront d’autre choix, pour satisfaire leur appétit littéraire s’il leur en reste, que d’opter pour l’un des best-sellers vendus à la Maison de la Presse, faire deux heures de train pour « monter à la capitale », ou encore se rabattre sur le géant Amazon et ses chaleureux étals où il fait bon vivre.
Mais si, c’est super, Internet ! On clique on clique, on se balade dans les rayonnages où de froides couvertures en HD trônent fièrement à côté du pitch copié collé fourni par l’éditeur à des webmestres désintéressés chargés de mettre en ligne les nouveautés, leur offrant une visibilité proportionnelle à leurs chiffres de vente (réels ou plannifiés). Mais quid des premiers romans, vantés par notre libraire chéri avec lequel, année après année, on a noué une relation de confiance, achetant les yeux fermés ses coups de cœur ? Aux oubliettes ! Et les success stories d’édition, qui ont vu d’humbles petits opuscules remisés au fond du magasin se hisser en tête des ventes de l’Express, celle-là même qui fait la pluie et le beau temps du milieu germanopratin ? « Ensemble, c’est tout », « La Première gorgée de bière », « Les Tribulations d’une caissière », « Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates », « L’Elégance du hérisson », « La Liste de mes envies »… tant de succès inattendus portés par les libraires et leurs lecteurs assidus. Bientôt, il n’y aura plus de bouche ni d’oreille, à Beauvais ou ailleurs, pour vanter ces discrets des gondoles. Plus d’auteurs venus signer leurs ouvrages pour rencontrer leur public « en vrai », plus de petits cartons « le coup de cœur du libraire » vaillamment trombonés sur les humbles couvertures de petits livres sans histoire. En 2012, on a des coaches en tout mais on bazarde son coach en lecture !
« La Sorcière de la rue Mouffetard », « La Belle lisse poire du prince de Motordu », « Charlie et la chocolaterie », « Ce jeudi d’octobre », tant de Folio Junior que notre libraire familial me fit découvrir, enfant, m’ouvrant sans que je le sache le chemin vers cet infini champ des possibles offert par la lecture. Quoi qu’il advienne, il resterait toujours cela, les livres, et l’évasion qu’ils offrent pour trois francs six sous. Et puis il y avait aussi leur odeur entêtante, lorsqu’on plonge littéralement la tête entre leurs pages. Celle des livres neufs, avec leurs couvertures brillantes qu’on caresse, douces ou en relief, celle des livres d’occasion, oubliés dans un grenier inconnu, lus à la lueur d’une lampe de poche par un gamin devenu vieux, finalement passé vendre son « Comte de Monte-Christo » à l’étage des occasions pour s’offrir un autre bouquin ; celle des manuels scolaires, si particulière, madeleine de Proust de nos rentrées en noir et blanc et des soirées passées avec nos mamans à les recouvrir de papier transparent pour ne pas les abîmer, et parce que la maîtresse avait dit que c’était « obligé maman ».
Cette année, les mamans n’emmèneront plus leurs petits chez Gibert le mercredi après-midi pour choisir de nouveaux livres et agacer leur imaginaire en les laissant découvrir dans les rayons les couvertures illustrées où chevaliers, princesses et héros de science-fiction leur faisaient de l’oeil. Ils ne traîneront plus non plus au grand rayon papeterie pendant des heures pour renifler des Stabilos, essayer les plumes de tous les stylos en imaginant leurs futures signatures « de grand », caresser les feuilles Clairefontaine hors de prix ou rêvasser devant les agendas cartonnés et les stylos argentés de Noël.
Non, cette année, maman cliquera et se fera livrer tout ce tintouin direct à la maison. Les réfractaires se rabattront sur la Maison de la Presse, dernier îlot des sens, qui mettra à disposition de toute la famille les meilleures ventes de romans entreposées entre la biographie de Raymond Domenech, un gros thriller qui tâche, le Dictionnaire de Laurent Baffie et les énormes nénés d’une starlette de télé-réalité qui fait la couv d’un magazine dont le rayon finira bien par déborder sur celui des livres.
Dans 4 jours, la culture aura encore fait un pas en arrière, bannissant sans scrupule cet acteur indispensable de la chaîne du livre, le libraire. Abandonné, le lecteur lira ce que les médias (grand public) lui diront de lire. Comme ça, on lira tous la même chose. Génial, non ? Quant au flemmard, celui qui n’aura ni envie de surfer sur Amazon pour se commander un bouquin, ni le courage de dépenser une blinde en essence pour aller flâner à la Fnac à 30 km de son canapé, il gobera tranquille ce que lui offre la télé, gratos et sans se prendre la tête, laissant aux intellos surannés cette lubie obsolète qui consiste à corner de vieilles pages jaunies au coin du feu.