Ils tournent de manière régulière, ininterrompue, entêtante, les gosses au manège.
Et vous vous les caillez grave.
Le type las et déconnecté qui semble tenir la caisse depuis trente ans vous a vendu à prix d’or un carnet, parce que, à l’unité, c’était vraiment pas possible, quand même, Titi putain tu te rends compte, 2 euros pour un tour de manège, 14 francs, plus cher qu’un paquet de Chesterfield sérieux – oui maman est vieille. Bref au final vous en avez pris pour 6 tours à 10 euros. Bha ouais, vous allez pas non plus vous faire entuber non mais.
Ca fait vingt minutes que, les mains dans les poches, vous partagez avec vos contemporains d’infortune cette étrange activité de fin de journée au moment où, il y a seulement quelques années, vous vous peletonniez dans un lit contre un corps connu ou inconnu mais chaud, les volets clos, l’esprit libre (comme votre pack BNP). A côté de vous, il y a la présidente des parents d’élève qui connaît tout le monde, gueule sur sa multitude de gamins, se plaint des scooters, des clopes, de la maîtresse qu’est tout le temps malade ou de la kermesse qui tombe pile le même jour que le vide-grenier non mais vous vous rendez compte. Il y a aussi les papas tout seuls qui, s’ils ne textotent (sextotent ?) pas avec frénésie, jettent des coups d’oeils (oui on dit des coups d’oeils, pas la peine de vérifier) de prédateurs pour prouver que de ce côté-là, ils ont beau changer des couches pleines de caca et se trimballer un lapin en peluche dans leur casque de bad boy, ils existent encore. De couples, il y en a peu. Bha oui, on se répartit les tâches. Des trenchs et des perfectos, il y en a plein. Bha oui, on est tous sapés pareil, comme à l’époque du lycée. Ca nous rassure.
Les gosses, eux, se répartissent aussi les rôles. La timide cramponnée à son volant, écharpe écossaise, bouclettes désordonnées, sosie miniature de sa mère, se concentre à fond sur « la route ». Voitures, trains, décapotables … Les cools prennent place dans les moyens de transport classiques, avant de se bastonner pour savoir qui klaxonnera le premier. Les plus courageux font la fierté de leurs papas en tentant un avion, un vaisseau spatial, un hélicoptère, bref un truc qui vole. Les marginaux posent leurs petits séants sur des tasses, des carrosses sans roues, des soucoupes rondes mais pas volantes… C’est n’importe quoi, franchement. T’inquiète, ça lui passera, s’excusent presque les mamans.
Et hop, tournez manège ! Le type de la cabine croit alors judicieux de lancer une bonne musique de supermarché assourdissante, ajoutant au concert ininterrompu des klaxons des véhicules dont les enfants ont trouvé avec un bonheur indescriptible le bouton, un peu plus de nuisance sonore pour les spectateurs de ce numéro cent fois observé. Et que je monte, et que je descends, et que je remon-ah non redescends bip bip biiiiiiip tuuuut tuuut MAMAAAAANNNN !!! Bha oui y’en a toujours un qui se met à pleurer, provoquant honte et affolement chez son accompagnateur démuni. IL PLEUUURE ! Mais je comprends pas d’habitude il n’a JAMAIS peur pourtant ! (je vous jure, votre honneur !) Le public s’emballe peu à peu « ASSIEDS-TOI !!! NON NON NON ! TU GARDES TES MAINS SUR LE VOLANT !!! », ça gueule, ça se crée chaque fois les mêmes petites frayeurs, ça se donne en spectacle sans retenue. C’est le Guignol des grands, ça marche à chaque fois. Tournicoti tournicotons.
Et le vôtre qui vit l’aprem de sa life. Un tour, deux tours, maman je veux la moto, encore la moto, et encore la moto. T’es sûr mon chéri que tu vas pas regretter d’avoir fait que la moto ? C’est le dernier, hein ? Oui DERNIER ! Et l’hélicoptère maman ! On avait dit le dernier ! Oui oui mais juste encore dernier ! (logique implacable).
Le froid, le bruit, les lumières criardes, les peintures pailletées de ce vieux manège pas très secure, le Grazia que vous n’avez même pas réussi à ouvrir du week-end, Stade 2 que vous n’avez pas maté depuis quatre ans, votre meilleure copine qui raccroche au bout de 2 minutes parce que sa troisième manque de s’électrocuter avec l’épilateur et vos cheveux qui font éternellement la gueule, what else ?
Il repart dans son hélico, dont il découvre le levier qui le fait s’envoler.
Et puis vous le regardez, souriant de toutes ses dents minuscules, heureux comme c’est pas permis, fier si fier de faire « coucou maman ! » quand il vous trouve, une fois sur trois, alors que vous n’avez pas bougé d’un poil. Et vous aussi, vous faites « coucou ! », carrément enthousiasmée par cette petite personne, la seule à pouvoir vous faire marrer en vous collant une crotte de nez sur une robe neuve.
La nuit tombe, on est dimanche soir, les cafés ferment, il fait froid et pourtant, faut bien l’avouer, vous kiffez vraiment pas mal ce moment devant le manège enchanté.