« Toi qui as le temps »

Avant, j’étais au bureau de 9h à 19h, avec 30 minutes de métro collées aux extrémités, une petite session d’écriture de l’aube certains jours, le tunnel « dîner/bain/dents/histoire » au bout, avant d’échouer comme une épave, mon sac encore pendu à l’épaule, à l’heure où même Hanouna a rendu l’antenne. Bref, j’étais la « fille qui n’a pas le temps ». Et puis un jour, à la faveur d’un changement professionnel, je suis passée du côté obscur des… « Toi qui as le temps ».

Femmes au foyer, en congé maternité, chômeurs de courte ou longue date, retraités, auteurs, pigistes, étudiants, 4/5e-istes et télétravailleurs, vous vous reconnaîtrez en cette catégorie d’individus dans laquelle je me suis malgré moi retrouvée catapultée du jour au lendemain, perdant peu à peu la notion du devoir ou du service, et même mes repères spatio-temporels avant d’apprendre à dire non.

« Tiens, toi qui as le temps… tu pourrais pas aller chercher Gaspard au judo / passer au pressing / regarder toutes les destinations pour les vacances de cet été / prendre nos billets de train / appeler Free pour demander une nouvelle télécommande / attendre le type d’EDF qui doit passer entre 7h et 23h30 / faire un grand rangement dans les placards de la cuisine / aller chercher mes trucs Amazon au Point Relay / appeler Free pour leur dire que la Box marche plus / défoncer Deliveroo qui nous a facturé deux fois en octobre 2016 / te renseigner sur les modalités de désabonnement à mes 132 newsletters / aller chercher mon recommandé à la poste / appeler le syndic / préparer un osso bucco pour le dîner de jeudi / racheter des pompes de foot aux enfants / appeler Free pour leur demander pourquoi on n’a plus BFM / chercher la clé de la cave qu’on a perdue au XXe siècle… ? »

En quelques jours, mon emploi du temps était full, archi plein à craquer d’activités que j’acceptais, évidemment, pleine de la culpabilité du oisif apparent, qui « pouvait bien », c’est vrai, « rendre un petit service » (entendez : plutôt que de trainer en fute Domyos sur son canapé en enculant les mouches). Oui, sacro-saints salariés à temps complets soumis au libéralisme économique de la société occidentale, je SAIS ce que vous pensez, quand vous visualisez les « toi qui as le temps » dans mon genre. Vous vous dites « après tout, qu’est-ce qu’elle a d’autre à foutre ? », voire même que ces activités extra-glandouilles devraient représenter une aubaine, une joie même, l’occasion inespérée de pouvoir enfiler enfin des fringues propres et des chaussures pour me frotter à nouveau avec bonheur au monde réel (celui des hotlines et des PTT) .

Eh bien non ! Sachez-le, nous autres « Toi qui as le temps » avons d’autres vies que les vôtres certes mais non dépourvues d’obligations et de plaisirs assumés qui n’ont point besoin d’être comblés par des tâches qui nous font « bien plaisir » et masquent le néant de nos existences. Parfois, vous vous dites « rho mais comme par hasard elle a un déjeuner JUSTE le jour où j’avais besoin qu’elle vienne nourrir le chat », ou d’autres trucs comme « avec tout le temps qu’elle a, elle est même pas foutue d’être à l’heure / de racheter du lait. A se demander ce qu’elle fait. » Replongez donc dans le présentéisme de réunions où le temps est siiii bien utilisé, va. Nous, on trouvera bien à s’occuper. Allez, je retourne sur mon canap’.