Le nouveau

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Ayé, Petit Frère a eu une place en crèche ! Champomyyy !

Comme son prédécesseur, et une multitude d’autres personnes incontinentes de très petite taille, il se plie depuis une semaine à la fameuse période dite d’« adaptation », au cours de laquelle il teste à l’envi différents créneaux horaires proposés par le personnel des lieux. « En mode Club Med », quoi, comme aurait dit ma grand-mère.

Premier matin : Petit Frère, sa nounou et moi nous rendons au Club à 9h30 pour trois petits quarts d’heure d’observation light. Une gentille dame nous reçoit, et nous explique le « projet pédagogique » pendant que la bête balance tout ce qu’il trouve sur son passage en poussant de petits cris extatiques (tu parles, un nouveau lieu à vandaliser sans crainte de représailles, le bonheur). « Vous lui avez expliqué qu’il allait désormais venir à la crèche, n’est-ce pas ? » Euh… comment lui dire que Petit Frère comprend peu notre langue. Devant son air à la fois entendu et autoritaire, je murmure un timide « Oui oui, bien sûr », sous le regard amusé de la nounou. Puis Petit Frère est balancé dans l’arène alors que des dizaines de bambins braillards se jettent les uns sur les autres comme des catcheurs sous ecsta, courent vers des rendez-vous imaginaires en poussant des berceaux vides à toute vitesse ou tabassent avec des airs sadiques des poupons nus de toutes les couleurs. L’un d’entre eux, bien trop âgé pour être honnête (un « fin d’année » que ses parents auront soustrait au système scolaire trop longtemps sans doute) vient se poster devant nous en nous faisant d’inquiétantes grimaces. Certains matent petit frère, je les vois qui complotent dans leurs petites têtes

« Vise un peu le nouveau

– Y’a un nouveau ? Cool ! J’en avais un peu ras le cul de voir tout le temps les mêmes têtes. Il est où ?

– Ici, le type en salopette, là, avec la coupe à Serge Lama. Haha, le mec est avec sa daronne et sa nounou. C’te honte.

Un autre intervient, s’incrustant éhontément dans la conversation sans y avoir été invité :

– Soyez cool, les gars, c’est un adaptant. On est tous passés par là. Je ferais pas ma maligne à ta place Sandrine, tu te souviens quand…

– Ferme-la, Jo, le coupe Sandrine, la boss manifeste (cool, un matriarcat). Je le trouve mignon, moi, le nouveau…

– Arrête, le gars a même pas un an. Tu les prends au berceau !

– M’enfin tu me charries ou quoi, il marche, regarde ! Je suis sûre qu’il a au moins seize mois ! Attends je vais aller lui demander. Je fonce, la reum est occupée avec la directrice… »

La Sandrine à Petit Frère, sourire de nana du marketing collé à ses lèvres crottées de confiture :

« Hello. Sandrine, enchantée. J’ai deux ans. Je suis une des plus anciennes ici, bienvenue, toussa toussa, hein, si t’as des soucis des question t’hésites pas. Tu t’appelles comment ?

Petit Frère : « Té ! »

La Sandrine, toujours tout sourire mais un brin décontenancée : «  Hihi, comment ? »

Petit Frère : « Tatatatatatata ! »

– Qu’est-ce qu’y dit putain on comprend rien ? C’est quoi son nom ? Tu captes toi ?

– Que d’chie. Il est peut-être étranger. Vous parlez français ? T’étais dans quelle crèche, avant ? Associative ? Municipale ? Micro-crèche ? T’avais pas un frère, ici ?

Petit Frère, en mode Didier : (…)

Le Jo : « Te fous pas de nous, mec. TON… NOM. »

Petit Frère : « TATATATATATA », avant de choper en ricanant la tétine de son interlocuteur et de partir en courant, hilare, ventre en avant et les bras en croix.

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Deuxième créneau horaire : THE lunch

Sandrine : « Tiens, revoilà le nouveau. Coucou, Té ! Comment vas-tu ? »

Petit Frère : « Miamiamamamamaaaammm ! »

La directrice : « Les enfants, laissez une place à Petit Frère. Ce midi, il va se joindre à nous pour le repas. Alors voilà, notre projet pédagogique prévoit comme vous le savez de mettre au centre de la table tous les plats afin que chacun puisse choisir l’ordre dans lequel il souhaite les manger, et la quantité qui lui convient.

Moi, en mon for intérieur bouleversé : « Mon Dieu… Le carnage… »

Petit Frère rit à gorge déployée, sardonique, sa petite tête auréolée de l’immense serviette éponge élastiquée autour de son cou, et se jette comme un diable sur la maigre pitance prévue pour sa tablée.

Le Jo : « Eh, le nouveau, déconne pas. Laisse-en pour les autres ! Diantre… j’avais encore jamais vu quelqu’un manger aussi vite… Ni autant. T’as déjà fin…. ATTEEEEEENTIOOOOOOOON TOUT LE MOOOOODE COUCHEZ-VOUUUUUS [ralenti sur la grosse paluche de Petit Frère fondant sans honte sur les plâtrées adjacentes, celles de ces pauvres bambins qui, rapidement, comprennent qu’ils auront bientôt de sérieux problèmes de sous-nutrition. Lorsque le nouveau aura fini sa formation, et que chaque jour, il viendra les rançonner tout sourire sans leur laisser aucune échappatoire du type « file-moi tes petits pois et je te donne mon riz ».

Il faut le savoir, Petit Frère boulotterait du carton.]

Espoir de succès du projet pédagogique nutritionnel dans la crèche de petit Frère : néant

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Troisième créneau adapto-formatif : la sieste.

13h. Petit Frère saute sur son minuscule lit à barreau, tente de se petit-suicider à 10 centimètres du sol pour aller chatouiller les doigts de pied de ses mignonnes voisines endormies (« Coucou les filles, ça boume ? Vazy faites pas les relous on va pas DORMIR, là, quand même ?! »). Vingt minutes plus tard, on demande poliment à sa nounou de venir chercher Petit Frère. Il empêche tout le monde de dormir.

Demain, Petit Frère clôturera sa semaine de DIF par sa première « petite vraie journée ». Seul, il participera aux combats de rue sur coussin multicolore,  broiera des compotes entre ses doigts sur des bouts de brocolis pour répondre au projet pédagogique nutritionnel, apprendra, comme sa maman, à dormir dans les ronflements d’autrui et connaîtra le bonheur ultime de retrouver son foyer après des heures passées à accomplir un devoir social imposé par la société occidentale dans laquelle il naquit. « Hello Sandrine, bon week-end ? On se fait la bise pour la nouvelle année ? Salut Jo tu veux mes madeleines ? »

Bientôt, Petit Frère aura intégré les codes, jouera des coudes pour obtenir les meilleurs jouets et les bananes les moins marrons au goûter, connaîtra les moindres recoins de cet open space qui ne dit pas son nom, appris à dealer avec les nuisances sonores imposées par ses voisines de bureau lit et ne sera plus « le nouveau ». Simplement lui, Petit Frère, brusquement extrait en une semaine de formation intense du cocon douillet de la toute petite enfance pour entrer, déjà, dans la cour des (tout petits) grands.